des étagères

Couleurs Contemporaines
Les Cahiers
Bernard Chauveau Éditeur
2005

Des Étagères

Christian Schlatter

Dans son resserrement à la limite, d’allure apparemment provocatrice, la déclaration «Ne plus dessiner» permet de tenir dans toute sa singularité la production de ces dix dernières années du designer Martin Szekely. Cet énoncé, comment l’entendre et le comprendre, exactement? Il claque comme un slogan d’avant-garde, un mot d’ordre pour dire une victoire remportée contre une manière de fabriquer. Il peut dire aussi la délivrance d’une servitude, le trop long assujettissement du design au dessin? Il pourrait enfin signifier une posture, annoncer une pratique nouvelle du design en proposant un cadre de travail engageant à un déplacement général du design et de ses propositions. On n’a pas à choisir entre ces acceptions, elles sont aussi corrélatives qu’indissociables.

L’énoncé «Ne plus dessiner», est d’abord celui d’une expérience, celle de M.SZ. qui l’a conduit progressivement à se déprendre au fil de sa pratique d’une illusion, celle que le design est affaire de dessin et que le moment était venu pour lui, qui avait tant dessiné, de s’éloigner, de se défaire de cette auto-servitude au dessin et de ses effets séducteurs, le maquillage du design en dessins. C’est par le renversement de cette ancienne posture, le design est affaire de dessin et d’image, que cet énoncé s’est imposé, il n’a rien d’un programme, rien d’une décision prise avant la production, il n’a rien non plus d’une fulgurance après telle ou telle production, il est tout au contraire, sans commencement assignable en telle année ou en tel objet, il a trouvé sa formulation dans le commentaire suivant le projet du verre Perrier (1996). Cet énoncé manifeste une maturation, un cheminement, la reconnaissance progressive que tout objet design a sa définition, que tout objet design a sa fonction et ce, bien plus et bien avant son dessin, et que cette définition est intégralement déterminée par l’usage mais qu’un usage, lui, ne se dessine pas.

Ces étagères ne sont pas attractives, leur visibilité est celle du peu, elles sont sans nom ; une étagère, dit-on, pour l’élément, des étagères pour un ensemble; des étagères, rien que des étagères, donc. Le regard esthétique est sans prise, sans arrêt, pas la moindre affiguration, pas la moindre anecdote sur lesquelles il pourrait gloser, ce regard glisse, décroche et tombe inexorablement dans le déceptif. Ces étagères sont à dessein, mais ce dessein, lui, est une construction cryptée. Si la visibilité est celle du peu, la dire, c’est devoir osciller exclusivement entre les polarités des minimalia et des maximalia. Est récurrente chez Martin Szekely. la plus économe des économies de moyens mis en oeuvre. Ici, une plage de métal importée de l’aéronautique devient étagère à poser, à ranger, mais elle est aussi celle de la plus haute portance aujourd’hui : elle ne plie point, elle ne s’affaisse pas, elle ne travaille pas, mais elle se brise.

Des impossibles ? Oui.

Il est impossible d’aligner deux étagères sur le même plan, un décalage d’un pas vers le haut ou vers le bas s’impose. Ce pas, c’est le contreventement, le triangle visible ; pour construire, l’obligation de toujours décaler selon ce même pas; ce pas, ce triangle, ce contreventement constitue la loi de construction de l’étagère. Ce décalage d’un pas vers le haut ou vers le bas est devenu la loi de construction de toute étagère. Pour chaque étagère entendue comme élévation singulière, c’est à chaque fois le positionnement de la dernière étagère, la plus près du sol qui donne à l’ouvrage la loi de sa disposition, ce locus est très exactement le contreventement, le triangle, le pas.

Des mesures ? Oui.
La hauteur de l’étagère s’impose, c’est la mesure de l’homme et sa gesture, ses extensions possibles, tendre le bras, la main; hors ces dimensions, soit le recours à des prothèses, élévation, escabeau, échelle, soit l’inutilisable.

La profondeur de l’étagère est dictée par l’usage : y ranger deux livres tranche contre tranche ou un objet ; une étagère non plaquée contre un mur mais accessible par ses deux faces.

Une étagère bien singulière, un mur de séparation serait plus droit, un élément d’architecture partageant un « espace toujours voyou » (G. Bataille) où l’étagère remplissant ses fonctions tendrait à disparaître, posture également récurrente dans le travail de Martin Szekely. Cet objet vertical nommé étagère encombre visuellement le moins possible et ce jusqu’à disparaître au moment précis où il assure pleinement ses fonctions, poser, ranger, classer livres et objets.
L’unité de l’étagère se trouve dans cette addition d’efforts disséminés et démultipliés par les triangles, les pas ou les contreventements devenus également presque invisibles sur l’étagère.

Un resserrement extrême qui signifie et unifie à la fois la posture de Martin Szekely et chacune de ses propositions. Ce resserrement a pour mesure, ici, les limites du matériau utilisé, celles de sa portance comme celles de la stabilité ou de l’équilibre, question de la construction ou de la structure de l’objet, ce par quoi l’objet peut encore assurer sa fonction et ses usages. Un infinitésimal de plus, un infinitésimal de moins et c’est l’effondrement ou l’explosion. Il est possible de remarquer que les objets les plus réussis de ces dernières années sont sans doute ceux qui assurent pleinement leurs fonctions et en viennent à disparaître quand ces mêmes fonctions sont portées à leur plus haute intensité, à leur saturation, à leur complétude.
Autre forme de disparition, venant cette fois du matériau utilisé, notamment pour les rangements, qui se rangent au point où la lumière zénithale à l’intérieur de l’espace, décidément un voyou, rend canailles les meubles qui se dérobent littéralement en disparaissant momentanément, une intermittence
qu’une photographie seule peut révéler ou cacher.
Une étagère s’auto-construit, s’auto-génère, s’auto-réfléchit toujours à partir d’elle-même, un élément posé, elle se déploie, s’élève ; elle est en position d’autarcie (principe de construction et de commandement) et d’autonomie (sa loi propre) face à celui qui prétendrait s’arroger le droit illusoire de la dessiner. Elle ne peut être que cela et rien d’autre et ce, à l’infinitésimal près.