Un Banquet

catalogue

Galerie Kreo

2000

Des Objets Stratifiés
Pierre Leguillon

Au départ un réglet de peintre, posé au sol, sur la tranche. La bande de métal, enroulée sur elle-même, est mise en tension en deux ou trois points par autant de poids répartis sur son pourtour. L’élasticité de la forme déduit alors une infinité de cercles, plus ou moins rond. Martin Szekely sélectionne parmi eux les formes qu’il dit «positives», qui ne sont pas «pincées» – celles où demeure une certaine amplitude. Des cercles fortuits et toujours imparfaits qui ne paressent pas contraints sous la pression, mais où la tension suppose une énergie décuplée, exponentielle. Le galbe de ces plats résulte donc d’une opération; la largeur du réglet initial en détermine la profondeur. La pâte de verre projetée en fusion (et non rempli d’air) viendra s’accumuler dans une contreforme, une matrice moulé dans l’espace vide que délimite le réglet. Aux écarts (parfois mis en scène) de la main levée, la méthode de Martin Szekely, si elle relève toujours du dessin, privilégie le pragmatisme d’un croquis réalisé littéralement «en 3-D». Le résultat évoque les «formes libres» des années 50, quand la tache d’encre sur le papier semble avoir eu raison du plateau d’une table ou d’un motif imprimé. Et plus précisément les lampes de Serge Mouille ou les vases d’Alvar Aalto, dans leur souci commun de voir coïncider forme, couleur et matériau à partir de la définition d’un usage. Mais on pense aussi à un design plus anonyme : à la transparence des Tupperware (aussi nés à la fin des années 40) ou à la porcelaine émaillée japonaise. La couleur vert d’eau de ces plats révèle elle aussi des qualités «accidentelles», comme les variations dans l’épaisseur de la jade. Il s’agit d’un verre recyclé qui a la couleur indécise des bris échoués sur la plage, travaillés par la mer au milieu des galets.
«Non point que nous ayons une prévention a priori contre tout ce qui brille, mais, à un éclat superficiel et glacé, nous avons toujours préféré les reflets profonds, un peu voilés; soit, dans les pierres naturelles aussi bien que dans les matières artificielles, ce brillant légèrement altéré qui évoque irrésistiblement les effets du temps.» (Tanizaki Junichirô, Éloge de l’ombre)

Les tables-bancs en contreplaqué où sont posés les plats, sans finition particulière, semblent nées d’un processus d’érosion similaire. Elles combinent le fonctionnalisme du mobilier des aires d’autoroutes et les qualités sculpturales de celui de Donald Judd. On a l’impression que, comme pour un jeu d’enfant, un principe de bascule suffirait à leur donner un usage différent.

Conçus à partir d principes rudimentaires, et issus d’une fabrication technologique, les plats comme les tables expérimentent une forme de «luxe» dont pourraient se réclamer la plupart des nos objets quotidiens, ceux dont nous sommes le plus proches. Martin Szekely semble tenir à distance l’objet final, donc le dessin qui pourrait en constituer le modèle, pour soumettre la conception initiale de l’objet, définie dans son usage, à l’épreuve de sa chaîne de fabrication. Privilégier un processus empirique où le dialogue, une forme orale, prime sur une forme graphique, aussi technique soit-elle. «D’ailleurs, une intuition ne se prouve pas, elle s’expérimente. Et elle s’expérimente en multipliant ou même en modifiant les conditions de son usage.» (Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant)

Peut-être pourrait-on parler alors du «style» des objets de Martin Szekely, très loin de sa signature apposée, mais dans le sens qu’en donne Goethe: « le résultat d’une méthode juste, à l’opposé de la manière.» Ces plats et ces tables semblent avoir lentement échoué d’un processus industriel. Même produites en petit nombre, ces formes ouvrent assurément les portes d’un laboratoire: il s’y défini une méthodologie capable de trouver une traduction dans une fabrication de grande échelle.