Martin Szekely
Editions Images Modernes
Ediitons Kreo
2003
Livre en Strettes ?
Christian Schlatter
1. Que ce mot n’est pas une coquetterie pour une lexie rare, elle serait en contradiction avec l’intention de ce livre : expliquer, ouvrir et définir au plus près les quarante – six ouvrages montrés ici, en comptant pour un les « six constructions » de la dernière exposition (2001). On ne devrait pas seulement demander au dictionnaire d’exposer le spectre sémantique des mots mais de dire leurs besognes, ils peuvent servir à déclasser – ainsi Georges Bataille note-t-il que l’adjectif informe a pour fonction de déclasser, exigeant par là que toute chose ait sa forme.
Mais le travail d’un mot peut être aussi de classer, et de faire ainsi porter l’attention sur la posture d’un travail. Livre en strettes? Au sens physique est strette, un resserrement progressif contrôlé, cette procédure en strettes est explicite dans les pages consacrées aux « plats pour un banquet », plus largement, elle recouvre toute proposition qui est un resserrement progressif et contrôlé de ce travail.
Ce livre n’est ni exhaustif, ni chronologique, Martin Szekely en a choisi chaque élément dans un ordre singulier indifférent au temps de la production, il se déroule comme autant de moments d’attention particulière et de concentration de son propos. Quarante-six ouvrages, mais ils ne s’affigurent pas en images, ce livre n’est pas un imagier, il lui est étranger. Strette est d’abord un terme musical, ainsi Littré la définit-elle comme « la partie d’une fugue dans laquelle on ne rencontre plus que des fragments du sujet et qui est comme un dialogue pressé et véhément ». Stretto, indique sur les partitions que la mesure doit devenir plus rapide, plus serrée et plus vive. Le lecteur pourrait commencer par les présentations, elles sont pures et simples immersions dans les ouvrages de ce livre du point de vue de l’ergonomie, de l’économie et des procédures.
Travail de déconstruction de l’objet-design ? Oui.
À chaque fois il faut disqualifier, refuser, pour redéfinir et requalifier, il faut désapprendre, donc. Autant d’ouvrages, autant de définitions pour les usages d’aujourd’hui, le territorium propre de ce travail. Il est difficile d’accéder à l’étrangeté contemporaine, ses usages s’effectuent à l’insu du plus grand nombre. Mais alors, la strette philosophique, celle de Nietzsche, celui d’Aurore, peut s’avancer : un propos, une réplique, un dialogue ? Oui, mais qui prête à conséquence. L’enjeu est ici fixé à partir d’une position polémique, tout meuble ne serait-il pas une boîte ? La réplique conduit à la redéfinition de l’objet. Jeux rigoureux et arides ?
Oui et ce jusqu’aux déceptions visuelles, aux disparitions mêmes que ces jeux ne manquent pas d’entraîner, ceux d’un où est l’objet, où est le meuble ? Pour la plus grande satisfaction de M.Sz. On devrait bien tenir tout le long du regard porté sur ce livre, la question, comment peut-on faire aujourd’hui du design ? Posée par un esprit libre, ce faire s’accompagne du plaisir de démontrer avec peu, qui est la plus haute revendication de ces ouvrages.
2. Trois dits
Le premier est une observation de Martin Szekely : « Même une savonnette s’use différemment selon son utilisateur ». Les gestes les plus élémentaires, l’ethos de l’individu, ne révèlent-t-ils pas à la fois ceux de sa culture mais aussi les différences dans les usages ? Second dit, la réponse à une question sur « les plats pour un banquet », comment décider sans arbitraire des « formes successives » de ces plats? Elle peut paraître déconcertante, seules les « formes positives » sont retenues. Qu’ont de particulières ces « formes positives »? Elles sont « plats », des plats, elles seules peuvent être légitimement arrêtées. Ces deux dits désignent les pôles d’attention de l’histoire de ce travail ; le premier fait porter le constat sur des usages toujours individualisés en en faisant descendre la preuve sur un geste si futile qu’il s’accomplit à l’insu de celui qui l’exécute.
Le second, derrière son apparente tautologie fait poindre une exigence qui pourrait bien s’installer comme un impératif catégorique de ce travail : la forme est contenue dans la définition de l’ouvrage et dans l’usage qu’il doit rendre possible. Plus généralement, si la forme est bien immanente à l’usage, elle doit alors en être déduite. La forme n’est rien d’autre que l’exigence prescrite par l’usage. Le travail est alors non pas de disjoindre l’usage et la forme, c’est-à-dire d’oublier l’usage pour produire de l’image, mais de savoir jusqu’où il est possible d’aller par cette plongée dans l’immanence de l’objet pour en ramener la forme pour l’usage, des usages s’incarnant en formes.
Le travail commence avec l’établissement de la conjonction, usage et forme, il s’arrête avec l’effacement de la dualité usage et forme et ce, jusqu’au point limite, ce livre en donne les marques, qui peut conduire à la disparition de l’objet.
Troisième dit, «Je cherche la ligne droite» . Ainsi s’exprime en raccourci M. Sz.
Comment comprendre cette ligne ? Une attention prioritairement portée sur les objets ? L’assignation du territoire du design? Une posture sur ses objets spécifiques? Qu’est-ce vouloir signifier exactement, par cette recherche de la ligne droite? Une réflexion portée au design et un parti pris récurrent sur ses objets spécifiques ; une enquête centrée sur la définition de l’objet et l’exigence des usages. Conséquence la plus brutale à tirer de ce déplacement d’attention?
Le dessin entendu comme expression du designer, étape qui précède l’objet, devient un arbitraire externe à l’usage et à la forme qui n’a plus sa raison d’être. C’est en ce sens qu’il est possible d’avancer, qu’aujourd’hui, l’objet ne se dessine plus et qu’il est légitime de parler d’un design sans dessin. Martin Szekely ne dessine plus, manifestement, depuis le verre Perrier ; il ne veut pas non plus encombrer l’environnement d’objets inutiles. Il cherche la production la plus ergonomique et la plus économique possible : cette brique à eau? une boule de terre et un geste qui tire cette terre vers le haut, les doigts du potier pour seul décor et, pour couleur, celle de la terre. Le point souvent commun de ces objets? Un unique matériau avec lequel on va directement au résultat, ici, tout est visible au premier regard. On fuit pour la réception de ces propositions, les séductions faciles, les assemblages, l’ingéniosité dans la gestion des complexités du projet, les couleurs et les effets baroques ou autres. Le choix de la forme s’arrête sur deux critères, il faut que la forme soit en accord avec la définition de l’objet qu’elle accueille, rende possible l’usage. La forme juste s’apparente à un geste, quelquefois moins, un simple mouvement, une élévation, une mesure, une procédure telle une pression, un pliage. Dans cette recherche revient toujours la question cruciale de l’ergonomie, la reconnaissance – selon l’étymologie de ce terme, de la loi de l’ouvrage et la question de l’économie – la recherche du moyen le plus élémentaire à mettre en œuvre pour parvenir à l’objet. Que ce soit les objets «perfo», les «armoires», les «briques à fleurs», «les plats», «les couverts», «les consoles m.b.» par exemple, c’est cette même unité constitutive de l’objet qui est là : une feuille d’aluminium, une boule de terre, une masse de verre projetée, un seul matériau, et un «geste», un «mouvement» unique qui conduit la proposition à l’unité.
Ce ne sont jamais des objets composites, hétérogènes et mécaniques, ils ont en commun le refus de l’assemblage et de la violence mécanique ; ils ne participent pas à cet esprit commun d’assemblage qui est le propre des objets en général. Les objets sont contraignants, chacun possède en soi sa règle d’usage et avec elle sa définition. « Je me pose, souligne Martin Sz., la question, quel est le geste le plus simple pour parvenir à l’objet ? La réponse doit être en adéquation avec la définition de l’objet, le geste qui résout cette interrogation est le propos spécifique du design. » Un design qui se tient à bonne distance critique des bariolages de l’esprit du temps, ceci n’est ni minimal, ni de tendance ethno, ni de tendance zen, qu’entendre du reste par ces mots pour que certaines productions s’y conforment ? Il ne s’agit pas non plus d’accréditer l’idée qu’ici, personne ne fait rien, mais d’une attitude à l’égard de l’histoire du design, M. Sz. ne la revisite pas, il ne situe pas après les gestes héroïques qui font l’histoire du Modernisme, il rappelle parfois l’histoire anonyme, celle des artisans infâmes, les abandonnés sans nom dans les marges de l’histoire, qui elle, est « toujours racontée du point de vue des vainqueurs »(W. Benjamin). Il s’agit ici d’éclaircir – au sens photographique – , l’intention d’une recherche pour la manifester avec plus de netteté : l’unité de l’objet dont le rien de trop pourrait être la maxime de sa procédure. Un objet est achevé quand on ne peut plus rien lui retrancher ni rien lui ajouter sans lui faire violence.
Il possède alors son individuation la plus complète, c’est-à-dire, son unité.
3. Intérieur, installation, meubles
Aujourd’hui rien n’est-il à sa place ou rien n’a-t-il sa place ? Aujourd’hui, bien peu de choses sont à leur place, peut-être parce qu’elles n’ont plus leur place, elles sont déplacées dans tous les sens de ce mot. Pourquoi ? L’espace est devenu voyou, il est irrégulier et avec lui les choses sont devenues des canailles, elles contestent les lois du milieu, ses hiérarchies et ses réservations. Aujourd’hui, rien ne reste à la même place, besoin de changer dit-on étourdiment ; les intérieurs où rien ne bouge et rien ne manque à la fin de la vie, les intérieurs, « bourrés » disait-on à la fin du xix e ne séduisent plus, ils pétrifient si l’on est encore capable d’une telle expérience. Notre mode d’existence majeur, un vocable des avant-gardes du xx e siècle le nomme, c’est celui d’installation. Les choses n’existent plus dans l’espace, celui de l’ordre kantien – Adolf Loos remarque qu’avant La Critique de la Raison Pure, l’espace n’existait pas encore. Les choses dans une installation sont in situ ; comprendre que les choses ne repartiront pas comme elles sont arrivées, les choses arrivées ne sont pas les mêmes que celles qui partent, un sèche-bouteilles dans l’étal du B.H.V., un ready made, Marcel Duchamp donne cette graphie, pour le musée de Philadelphie. Nous sommes dans le provisoire, « des êtres définitivement éphémères » (Nietzsche), entourés d’autres éphémères, installés donc irrémédiablement dans le provisoire. Dans les pages de ce livre, on range beaucoup, on ouvre, on ferme, on cache, on pose, on dispose, on propose, on partage, on échange, on s’asseoit, on dialogue, on lit, travaille, regarde, on s’oriente comme on se renseigne, on détermine un espace de travail, on cherche, on sert, on bouge, on transporte, on interrompt, on est dans le discontinu, les ruptures et les arrêts ; on dispose sur les côtés, on fuit le centre comme les symétries d’antan. Les ouvrages présentés, trait du székélien, sont pour notre aujourd’hui, ils connaissent ses nouveaux comportements et les usages qui les accompagnent, ils les rendent possibles, les préviennent, les favorisent, les accueillent et ce de façon extrême, « meubles et objets extrêmes » si par là on voulait signifier qu’ils se voient à peine, on peut se demander parfois est-ce bien eux ? Sont-ils seulement photographiables ?
4. Contre le laisser-aller
Ce qui fait le caractère de ce travail est d’être une longue contrainte, le contraire, on l’aura compris d’un « laisser-aller ». Comprendre ce travail d’une haute exigence n’est pas chose facile, comment s’en approcher ? Par une comparaison et un exercice d’impersonnification : le poète rencontre le langage comme une substance autonome et nullement comme l’expression d’une intentionnalité qui pourrait lui devenir familière ou un outil dont il pourrait se servir. La chaise est, Martin Szekely ne fait pas semblant de présenter une nouvelle chaise, il fuit le grotesque d’une telle situation, sa posture consiste à se mettre dans une situation où il rencontre l’objet en le posant comme un sujet autonome ayant donc, comme ce mot l’indique, sa propre loi d’existence et avec elle sa définition, ses usages à remplir et un matériau qui lui est adéquat ; il ne disjoint point ces trois paramètres mais les unit dans un tout de façon à ce que le designer ne cache pas une chaise, mais que l’armoire fasse oublier son designer. La nécessité de laisser l’ouvrage (l’ergon de l’ergonomie) être ce qu’il est, exige une vigilance extrême et active, trait distinctif de ce travail. Vigilance à la définition dont la profondeur dépasse celle qui dérive de l’observation des choses ou de l’analyse des objets : il s’agit de prendre la table, la chaise ou l’armoire pour ce qu’elle est et ainsi la débarrasser de tout auteur, c’est-à-dire de tout dessin.
C’est en pleine liberté que ce travail obéit aux multiples lois qu’il se donne dont la rigueur et la précision défient toute formulation générale.
Ce qui importe alors avant tout, chuchotent unanimement les quarante-six ouvrages, c’est d’obéir longuement et dans un seul sens, c’est de ce bruissement que la contribution à ce livre a voulu s’approcher à défaut de le rendre plus distinct.